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Entretien avec Marie-Claude Deffarge et Gordian Troeller (dans »Cinéma », avril 1977)

Un préjugé cinéphilique très répandu veut qu’il n’y a de cinéma que de fiction. A la limite, le documentaire, ce n’est pas du cinéma ! En vous donnant la parole, nous voulons corriger cette erreur afin de ne plus établir de discrimination entre fiction et document, entre courts et longs métrages. Nous voudrions aussi informer nos lecteurs des conditions de la chasse à l’information dans le domaine audio-visuel. Mais d’abord, qu’est-ce qui vous a amenés à devenir grands reporters et qu’est-ce qui justifie l’association qui vous caractérise, vous, Claude Deffarge et Gordian Troeller?

Claude Deffarge – C’est effectivement nécessaire de le préciser après les accusations qui nous ont été lancées, à Royan en 1975, d’être les délégués de la grande presse internationale capitaliste. Nous étions choqués, partagés entre la stupéfaction et le rire.
Gordian Troeller – C’est la guerre qui m’a amené au journalisme. Mais avant qu’elle n’éclate, j’avais déjà quitté le Luxembourg pour tenter de faire des études de médecine… à l’université de Naples ! pensant que là-bas je n’aurais pas à présenter les diplômes – que je ne possédais pas. Puis j’ai voulu m’engager dans les brigades internationales, – mais c’était déjà la débandade. Je suis de retour au Luxembourg juste avant la déclaration de guerre. Je m’enfuis alors en bicyclette, traversant la France pour échouer au Portugal, après avoir connu une bonne dizaine de prisons espagnoles. La grande difficulté : ma nationalité luxembourgeoise (mon pays étant alors annexé par 1’Allemagne et ses habitants enrôlés de force dans l’armée allemande). Là-bas; à Lisbonne, j’observe des activités bizarres, sur les plages, et mets sur pied un réseau antiallemand…
C.D. – Mais si Gordian Troeller commence à raconter son action pendant la guerre, ça va durer des heures… D’ailleurs, cela a déjà été le sujet d’un bouquin…
G.T.- Bref, je dois quitter le Portugal et me retrouve en 1944 correspondant de guerre… avec uniforme canadien. Après avoir « couvert » le débarquement et la campagne d’Italie, j’entreprends en 1945 au Luxembourg une action anti-gouvernementale: Les résistants luxembourgeois avec lesquels j’avais travaillé pendant la guerre étaient du même avis que moi : car le gouvernement ne s’était pas bien comporté, en se réfugiant au Canada. Je fonde un journal : «L’Indépendant» et c’est l’affrontement immédiat avec le gouvernement. Nous nous voyons contraints de faire imprimer en Belgique et de passer notre canard clandestinement dans le pays. Mais, à côté de ce qui se passait en Europe, le cadre de la politique intérieure luxembourgeoise me semblait bien étroit. De directeur, je passe à la fonction de correspondant itinérant de mon propre journal. Procès de Nuremberg, huit mois en voiture dans l’’Europe libéré, jusqu’en Hongrie et en Union soviétique. J’établis une relation avec une chaîne de journaux du Nord de l’Europe et du Canada ; je collabore à « Gavroche ». Reviens en Espagne comme correspondant d’un grand nombre de petits journaux: Entre en relation avec les résistants antifranquistes, agis avec eux presque autant que j’écris… et ayant aidé un groupe de résistants basques à s’enfuir, je me retrouve en prison. Expulsé d’Espagne, avec dix ans d’interdiction de séjour, je rencontre Claude Deffarge, en Hollande.
C.D. – La guerre, pour moi, ce fut la Sorbonne, des études incohérentes, des professeurs qui disparaissaient – en khâgne, à Sévigné, j’ai eu quelque temps Pierre Brossolette pour professeur ! -, des réseaux de résistance qui nous utilisaient, nous les filles, et nos allées et venues en bicyclette, sans nous mettre tout à fait dans le coup – les filles, on ne leur faisait pas vraiment confiance. Mon refuge, à ce moment-1à, c’étaient les cours d’égyptologie. Et le secrétariat d’un professeur qui aimait bien les danseuses, écrivait des articles sur elles et m’envoyait faire des recherches à la bibliothèque de l’Opéra. J’entreprends un dictionnaire de la danse qui devient vite un dictionnaire de la danse espagnole, car les gitans m’intéressaient beaucoup plus que Serge Lifar. J’apprends à danser avec eux, monte un numéro de flamenco avec un vieux guitariste refugié à Paris (après avoir été dessinateur de chemin de fer et organisé une des premières grèves en Espagne dans les années 20): Il était anarchiste. On participait à des tournées avec les gitans, ou bien on allait en Belgique et en Hollande – on passait dans des music-halls ou dans des cabarets. C’est là que j’ai connu Gordian, qui, expulsé d’Espagne, s’est précipité sur le premier spectacle «espagnol» qu’il rencontrait. C’était à Amsterdam..
G.T. – Quelques mois après, on commençait à travailler ensemble, un an ou deux après, à vivre et voyager ensemble. De 1949 à 1952, j’étais correspondant en Italie.

Est-ce là que s’est fait la pas- sage entre la journalisme écrit et la photo ?

C.D.- En fait, les photos d’hommes politiques, ou de situations, que faisait alors Gordian, étaient excellentes. Mais nous ne nous sommes lancés vraiment dans la photo qu’en Iran où j’avais été appelée pour réaliser un guide archéologique, par le demi-frère de Mossadegh. Gordian est venu me rejoindre et c’est au cours de notre inventaire de l’Iran que la nécessité de l’image s’est imposée à nous.
G.T.-Il faut préciser que j’avais déjà fait un peu de caméra 16 mm, des petits films d’amateur.
C:D. – Passionnés par nos recherches, nous avons donc liquidé notre appartement en Italie et acheté une «station-wagon». Nous avons fait un reportage sur les Turcomans de la frontière; alors que nous étions surtout là pour les vieilles pierres ! Nous découvrions la diversité du monde nomade. Et en photographiant Persépolis, nous avons découvert l’une des plus vieilles tribus iraniennes : nous nous sommes liés d’amitié avec eux et avons décidé de les suivre.
G.T. – Nous avions passé un accord avec l’UNESCO pour L’Année de la sédentarisation: On faisait du footage : on filmait, on nettoyait un peu, mais ce n’était pas des films terminés; ils n’étaient même pas synchrones.
C.D. – Mais c’était toujours politique. Au fond, ce qui nous intéressait, c’était le fonctionnement de la tribu, le mécanisme du pouvoir, la répartition des rôles … On a fait ainsi 700 km en Iran, en vivant comme eux. C’était en 1955.
G.T. – L’affaire de Suez, en 1956, fut pour nous le grand tournant. Nous étions par hasard à Damas; et grâce à ma nationalité Luxembourgeoise, nous avons pu y rester alors que tous les journalistes français et anglais étaient expulsés.

A cette date, vous étiez grands reporters et, à nouveau, correspondants politiques ?

C.D. – A ce moment-1à, le BAAS se constituait; et nous apprenions l’arabe pour traduire leurs thèses et faire comprendre ce qui se passait en Syrie.
G.T. – De plus, nous avions une colonne régulière dans la presse locale. Pour la première fois, des journalistes européens pouvaient poursuivre un dialogue critique : les Syriens nous répondaient avec véhémence (ainsi, ils nous traitaient d’impérialistes lorsqu’on leur disait que les paysans n’avaient pas besoin, prioritairement, du tout-à-l’égout …).
La question de la réforme agraire nous intéressait. Nous avions vu qu’en Iran, elle consistait à réduire les nomades à la mendicité. Le BAAS avait, en revanche, des idées plus justes, mais nous étions trop souvent en conflit avec lui. En 1957, nous avons préféré aller étudier le Liban, puis nous avons été en Allemagne où l’on nous proposait de publier un ouvrage sur l’Iran.
C.D. – Notre livre, «Perse sans masque», fut réduit par l’éditeur à un objet culturel, tout l’élément politique ayant été gommé.
G.T. – Le livre venait de sortir, lorsque «Stern» nous appela pour faire des reportages au Moyen-Orient. Cette collaboration devait durer de 1959 à 1972. Le prestige de la photo allemande nous a d’abord séduits.
C.D. – Gordian parle six langues (même huit), dont l’espagnol. Aussi nous fut-il proposé un reportage sur l’invasion de la Costa Brava par les Allemands…
G.T. – Cela nous permit de faire un bilan exhaustif de l’opposition en Espagne. «Stern» fut mis devant le fait accompli, mais le succès de la série fut considérable. Nous nous retrouvions versés dans le genre grand reportage politique. Et nous en réalisions un sur la Sicile qui nous valut un Premier prix à la Photokina. Puis nous avons décidé de retourner en Iran afin de contre-informer l’image qu’avait l’Allemagne de l’Iran et de sa famille royale (il existait même à l’époque un journal qui s’intitulait «Soraya quotidien» !). Le reportage fit grand scandale, l’opinion fut bouleversée.

Quelle est la tendance idéologique de «Stern» ?

C.D. – Aucune… C’est un hebdo de grande information qui aime le chahut et un certain non-conformisme, souvent équivoque. L’important, c’est que le tirage monte.

Qu’avez-vous fait pour eux ?

C.D. – Essentiellement, des reportages sur les pays sous-développés : Caraïbes, Brésil, etc. C’étaient de grands reportages publiés en séries (entre 200 et 500 pages). Nous avions une liberté incroyable et pouvions prolonger nos voyages comme nous 1’entendions.
Nous avons fait un reportage sur l’OAS (à la suite duquel «Stern» fut interdit en France), sur les guérillas en Afrique et sur le Yémen Nord (du côté républicain et du côté royaliste). Puis, surtout, des guérillas, un peu partout.

A partir de quel moment êtes-vous passés à la réalisation filmée ?

G.T. – A partir du Yémen Nord. Persuadés que le film serait plus convaincant que le récit ou la photo, nous avions acheté des caméras. En outre, nous avions la nostalgie du footage, dont les résultats nous semblaient satisfaisants. Auparavant, en Iran, nous avions commencé un film de fiction en 35 mm (une histoire d’espions, de traite d’esclaves…) qui ne put être achevé faute d’argent suffisant.

Quels sont les problèmes que vous a posé la réalisation, le montage ? Avez-vous travaillé d’une manière pragmatique ?

C.D.-Aucun problème ! Nous avons travaillé de façon empirique. Gordian, qui aime beaucoup le cinéma, a le goût des séquences qui sont en elles-mêmes une action.
G.T.-Pour dire vrai, nous avons mis deux mois à monter notre premier film sur le Yémen… Il est quand même passé à «Cinq Colonnes à la Une».

Comment votre conception du film a-t-elle évolué ?

C.D. – Au début, je mettais trop de texte sur l’image, je voulais tout expliquer ; nous faisions des éditoriaux politiques. Ce n’est que petit à petit que nous avons trouvé un équilibre entre le texte et l’image, qui libère l’un par rapport à l’autre. Je crois qu’on a inventé au fur et à mesure une écriture de grand reportage qui comporte le choix d’un style. Je ne vois pas la barrière avec le reste du cinéma.
G.T. – Ainsi notre reportage sur la Corse est, à nos yeux, réussi, car il comporte peu de textes explicatifs, beaucoup de participation avec les gens et de nombreuses situations qui s’expliquent d’elles-mêmes.

Pensez-vous que l’information visuelle peut se suffire à elle-même ?

C.D. – Le film sur l’Iran pourrait être muet : mais ce serait la pire des choses. Une image de Persépolis évoque la grandeur de Sa Majesté et non la tribu qui crève juste à côté. Il faut produire d’autres associations d’idées. L’image ne se suffit pas, car elle est elle-même déjà faussée dans l’esprit des gens. II faut compenser une information qui est toujours à sens unique.

Par quels moyens, sur le plan idéologique ?

C.D. – Prenons l’exemple de la mosquée de Shiraz, un important lieu de pèlerinage. On commence par un gros plan sur deux militaires, puis l’on voit ces militaires discuter familièrement avec des femmes : on corrige ainsi l’image de la religion isolée du monde.

Lorsque vous filmez le grand leader aryen, vous le faites avec un minimum de commentaires, mais selon un angle de prise de vues qui montre le grand portrait du Shah au-dessus de sa tête. Ce portrait a-t-il été ajouté par vous volontairement ?

G.T- Non, par principe, nous n’utilisons jamais ce genre de procédé. Il ne s’agit même pas d’une volonté de dénonciation. C’est une information politique : ce leader est maintenant soutenu par le Shah qui s’appelle lui-même, aujourd’hui, «La Lumière des Aryens».

Dans une séquence de votre film sur l’Algérie où vous faites allusion au marché occidental, vous dépassez, semble-t-il, la stricte neutralité du rapport en filmant une femme qui regarde les vitrines où sont présentés ces produits européens.
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G.T. – Je voulais montrer la séduction qu’exercent ces produits sur la bourgeoisie algéroise. Nos films sont souvent tournés clandestinement. Nous guettons, nous surprenons des comportements. Nous nous sentons proches des méthodes de Dziga Vertov.
C.D. – Gordian ne veut rien savoir du pays où il va faire un reportage ; il veut avoir l’œil neuf. Moi, c’est l’inverse. Je pars avec des dossiers, des thèmes préparés… La plupart du temps, ça se casse la figure sur le terrain. Mais c’est important que le dossier n’ait servi à rien.

Quelles sont les limites que vous attribuez à 1’objectivité ?

G.T. -Avec la photo, on peut facilement tricher (à la prise de vue, au tirage…). C’est plus difficile avec le film : l’ambiance compte beaucoup et seul le plan-séquence, incoupable, la restitue.

Tenez-vous compte du media et du public auxquels sont destinés vos films ?

G.T. – Non, car, à l’exception de «Stern», nous ne travaillons pas sur commande. Nous vendons un produit fini sur lequel une option a pu être prise.

En fait, vous avez toujours choisi vous-même vos thèmes ?

C.D. – Et nous avons vu beaucoup de situations qui se répètent : les gens coincés par les mêmes situations. Une idée s’est alors imposée à nous que les explications habituelles sur le sous-développement ne prenaient pas en compte. Ainsi le Sud-Yémen n’avait, avant la révolution, aucune des caractéristiques des pays sous-développés (émigration des paysans, analphabétisme, sous-alimentation). Le sous-développement est un produit d’importation, la conséquence de la mise au pas de l’économie d’un pays faible au profit de pays économiquement plus forts. Et nous avons été amenés à dégager cette notion de pré-sous-développement comme les théoriciens le firent de leur côté.. Nous avons dû trouver, ce faisant; une autre manière d’écrire.

Avez-vous eu l’impression qu’en commençant à théoriser, vous perdiez une certaine spontanéité dans la manière d’approcher la réalité, mais en même temps que vous gagniez un plus grand enrichissement idéologique ?

C.D. – Une façon de travailler distingue Gordian de ses collègues. C’est la spontanéité du regard qui garantit notre enrichissement idéologique. C’est souvent en voyant les guérillas qu’on les trouvait justes et que, pour nous, elles devenaient importantes.

Propos recueillis par Gaston Haustrate
dans : Cinéma, Numéro 220, avril 1977

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